Depuis des années, la rhétorique de la simplification sert de façon tout autant pernicieuse qu’insidieuse la réforme du droit du travail. On peut être contre un changement de fond parce qu’il est contraire à nos idées, nos convictions, nos valeurs… Qui peut être contre la simplification ? Le problème, maintes fois expérimenté en droit du travail comme ailleurs, est que la simplification constitue un bel habit pour déréglementer.
Il n’y a rien à redire lorsque simplifier consiste à supprimer ou alléger des formalités inutiles sans que cela porte atteinte à une quelconque garantie de fond ou de procédure. Il en va autrement lorsque, comme souvent, la simplification est un discours pour mieux justifier une politique de dérégulation. Si on lui retire son vernis, on constate que dans la plupart des cas ce n’est pas la complexité de la règle que combattent les idéologues de la simplification mais son prétendu coût pour celle ou celui qui est tenu de la respecter, en l’occurrence les entreprises.
Typiquement, réduire de façon drastique le volume du code du travail, comme le prônait l’actuel ministre de l’économie en 2015, n’est pas faire œuvre de simplification si cela signifie des règles très générales sources d’incertitudes et dont les contours doivent systématiquement donner lieu à interprétation judiciaire. Ce n’est pas l’amaigrissement du Code du travail qui est sur le devant de la scène depuis quelques mois, mais trois propositions plus techniques qui, si elles n’avaient pas vocation à inspirer des réformes législatives à venir, susciteraient le sourire tant elles paraissent ubuesques ! Ces propositions sont issues d’un rapport remarqué sur « la simplification de la vie des entreprises » remis en février 2024 à Bruno Le Maire et Olivia Grégoire[1]. Sous les habits trompeurs de la simplification, elles abritent trois techniques majeures de dérégulation.
[1] https://www.vie-publique.fr/rapport/293049-14-mesures-pour-simplifier-la-vie-des-entreprises
Le relèvement des seuils constitue la première technique. Sur le principe, le seuil a sa raison d’être pour ne pas traiter la petite entreprise, familiale ou non, à la manière de la grande entreprise qui a des moyens sans commune mesure. Cela suppose toutefois que les seuils soient pertinents au regard de la règle qu’ils entendent alléger (CSE restreint en dessous de 50 salariés par exemple) ou écarter (absence de PSE en dessous de 10 salariés dont le licenciement est envisagé et d’un effectif de 50 salariés par exemple). Les auteurs du rapport ne font pas dans la demi-mesure puisqu’à les lire il faudrait passer le seuil du « CSE renforcé (personnalité juridique et consultations obligatoires) » à 250 salariés !
D’abord, le vocable de CSE « renforcé » utilisé par les parlementaires et malheureusement repris par certains médias est gravement trompeur en laissant entendre que le CSE normal est celui des moins de 50 salariés. Le CSE des entreprises de moins de 50 est dépourvu de personnalité juridique, de budget, de prérogatives de consultation obligatoire, de la possibilité de faire appel à des experts libres. Il n’a pas la maitrise des activités sociales et culturelles, les salariés de ces entreprises étant réduits à se contenter des activités proposées par l’employeur ! Ensuite, ce qui est évidemment tout sauf négligeable, la proposition de relèvement du seuil à 250 salariés se heurte au droit de l’Union européenne qui oblige à accorder aux salariés un droit à information-consultation dans les entreprises d’au moins 50 salariés.
Le rapport use ensuite de la technique de la dérogation. Technique évidemment classique en droit pour écarter une règle commune jugée excessivement contraignante ou, plus simplement, inadaptée à quelques cas particuliers, en l’occurrence pour permettre aux jeunes TPE de sortir de certaines dispositions de la convention de branche. Où est la simplification lorsque l’on permet d’écarter par accord individuel les dispositions de l’accord de branche sur les minima conventionnels ou encore le temps de travail puisque ces éléments sont expressément visés par le rapport ? Sous couvert de simplification, on retrouve l’hostilité bien connue de certains face à l’extension des conventions de branche. Elle ferait peser des coûts excessifs sur les petites entreprises, a fortiori sur les nouvelles entrantes sur le marché, incapables d’assumer financièrement les avantages négociés au niveau sectoriel et, de ce fait, freinées dans leur capacité à embaucher. Cette rhétorique est reprise, sans surprise, par les parlementaires à l’origine du rapport qui regrettent que « la mise en place de salaires minimums conventionnels pèse sur leur capacité à créer des emplois ». Le rapport n’entend pas simplement remettre en cause le mécanisme d’extension. Il franchit un pas – de géant – supplémentaire en proposant tout simplement la mise à l’écart de la convention de branche – étendue ou non – par accord individuel des parties. Cela veut dire, ce que refuse par principe le droit français, autoriser une renonciation individuelle à l’application des dispositions protectrices de la convention collective. L’hostilité du droit français vis-à-vis de la renonciation individuelle a pourtant une solide raison d’être qui nous ramène aux fondements mêmes du droit du travail : permettre d’écarter les dispositions conventionnelles, dont beaucoup sont porteuses de garanties pour les salariés, par un simple accord de volontés entre employeur et salarié revient peu ou prou à gommer l’inégalité inhérente au rapport de travail salarié.
La troisième technique que constitue le raccourcissement des délais de prescription est malheureusement tout aussi classique. Le rapport envisage de passer le délai de prescription en matière de rupture du contrat de travail à six mois. Le verrou de l’exception d’illégalité mobilisé devant les juges pour limiter l’impact du raccourcissement à deux mois du délai de contestation de la validité des accords collectifs ne jouera pas dans le contentieux très différent du licenciement. Faut-il rappeler que toucher au droit des salariés de contester un licenciement injustifié, que ce soit par la barémisation des indemnités prud’homales ou par la réduction de moitié du délai de prescription, revient à s’attaquer au poumon du droit du travail ! Le licenciement représente pas moins de 4/5ème des litiges. Il est aussi pour nombre des salariés touchés par une telle mesure le chemin vers le chômage, avec les effets psychologiques qui l’accompagnent. Il faut donc du temps aux salariés licenciés pour se remobiliser en vue d’une contestation.
Qu’elles figurent ou non à l’automne prochain dans un projet ou une proposition de loi, ces propositions ont tout pour inquiéter. Il n’est pas besoin de longs développements pour réaliser que les auteurs du rapport tirent prétexte de la simplification pour porter un coup d’accélérateur à cet inquiétant mouvement. Sur la question des seuils, après que le seuil de ce qui était avant le CHSCT et de ce qui est désormais une simple commission (la CSSCT), ait été déplacé de 50 à 300 salariés, l’objectif des auteurs du rapport est un seuil général à 250 salariés pour la représentation élue du personnel. Sur les niveaux de négociation collective, le législateur a progressivement renforcé le poids du niveau de l’entreprise au détriment de la branche, avec un pas supplémentaire franchi par les ordonnances de septembre 2017. Le saut qui serait réalisé si on suivait la proposition des parlementaires serait évidemment aussi considérable qu’inacceptable puisque ce qui est actuellement impossible, y compris par accord d’entreprise, à savoir abaisser le salaire conventionnel, deviendrait possible par un simple accord de volonté. Même constat concernant les délais de prescription ! Initialement fixés à 30 ans, ils sont passés à 5 ans en 2008, à 2 ans en 2013, puis enfin à 1 an en 2017… Le délai de 2 ans n’a pas été considéré comme constituant une atteinte disproportionnée au droit au juge. Peut-il en être de même d’un délai de six mois ?
On peut espérer que les propositions qui viennent d’être exposées ne dépasseront pas le stade d’une sinistre provocation à l’égard des salariés et de leurs représentants. Elles sont cependant symptomatiques d’une idéologie de la simplification qu’il importe de combattre pour préserver un débat authentique et sincère sur le droit du travail. Lorsqu’on veut sécuriser les entreprises, affaiblir les protections des salariés, se passer de l’avis – pourtant non contraignant – des représentants du personnel, autant l’assumer plutôt que de s’abriter derrière la rhétorique de la simplification.